Il aurait fallu naître autrement
d’après Quai Ouest de Bernard-Marie Koltès.
Un homme vient se perdre dans un hangar désaffecté. Il a vraisemblablement perdu de l’argent, beaucoup d’argent, de l’argent qu’on lui avait confié. Il est là, avec une femme qui voudrait ne pas être là, au bout du monde, avec cet homme venu ici pour se jeter à l’eau et pour que l’histoire se termine… là.
En sortir
J’envisage le travail sur Quai Ouest comme un combat théâtral entre l’immobilité et le mouvement, un sursaut pour ne pas accepter définitivement l’injustice du monde, pour ne pas accepter la béance qui se creuse chaque jour entre les ” élus ” qui survivront et les autres qui disparaissent doucement, violemment broyés par la mécanique infernale de nos certitudes économiques.
Il y a ceux qui n’arrivent déjà plus à bouger, englués dans la nasse du temps qui passe.
Il y a ceux qui se débattent encore, qui développent une énergie pour tenter de s’échapper, de passer de l’autre côté, d’atteindre le monde des vivants ou du moins ce qui parait l’être. Et à l’intérieur de ce débat, un autre combat entre ceux qui parlent et celui qui ne dit rien ; cet étranger qui ne comprend pas notre agitation et que nous accusons de notre impuissance.
L’enjeu principal est peut-être dans cette énergie à déployer pour arriver à bouger encore… En sortir ! Stratégies personnelles ou d’équipe, aléas du sort, imprévus et coups de théâtre constituent la matière de cette longue nuit pendant laquelle tout est possible.
Mais y a-t-il encore un possible ? La détermination initiale du “côté” d’où l’on vient peut-elle être trompée ? Faut-il se résigner à penser qu’Il aurait fallu naître autrement ?
Une langue pour se parler : ” C’est pas comme on parle, mais c’est un peu comme on parle…”
L’écriture de Koltès est dans cette familiarité et cette étrangeté pour inventer un monde théâtral avec seulement des mots, des phrases et leur assemblage pour former un univers de sentiments, d’images et de réalités redécouvertes. C’est une langue qui n’existe pas mais que l’on connaît pour l’avoir entendue au bout de la rue. C’est le monde décrit par ses habitants dans leur diversité et leur identité. C’est une rencontre improbable entre un gestionnaire de fonds de pension et un jeune d’une banlieue oubliée : ils se parlent d’argent, de voitures, d’avenir et du monde. Ils cherchent tous deux une issue vers un ailleurs possible.
Un endroit pour se rencontrer : ce sera donc l’endroit de la représentation qui s’inventera chaque soir dans un nouveau rapport au monde et à ceux qui le font exister ce soir là. Nous l’inventerons dans la précarité matérielle des ruines du théâtre et la proximité d’une parole adressée simplement à des gens que l’on connaît bien puisque l’on vit avec eux. Nous l’inventerons dans des ” intérieurs ” comme les forains inventent la fête dans la rue.
Enfermés dans cent mètres carrés, acteurs et spectateurs vivront ensemble ce moment de vie intense de la représentation théâtrale dans l’intimité, la légèreté et la tension de ce qui est tout à la fois, un débat public, un match sportif et une rencontre de famille.
“Je crois très sincèrement que le théâtre est un art qui finit, tranquillement… ” Bernard-Marie Koltès
Donc, nous allons préparer cette rencontre avec le public comme si c’était la dernière, sans nostalgie ni mélancolie, avec la détermination d’être joyeusement dans cet instant, avec des comédiens qui ont encore à nous faire une révélation sur ce monde qui semble pourtant nous avoir dévoilé tous ses secrets…
“Dans le secret Carlos, tout au fond de ton âme…. ” Bernard-Marie Koltès – Quai Ouest
” En sortir… ” C’est aussi réveiller le secret qui est en chacun, non pour le révéler, mais pour l’entretenir doucement comme l’énergie vitale et primaire qui permet de se lever chaque matin et de vivre.
Quel théâtre pour raconter l’intimité des monstres ?
Notre travail sur Quai Ouest prendra en compte cette expérience que nous vivons depuis quelques années avec une confrontation de textes de Koltès dans des ateliers théâtres avec des publics et des espaces qui ne coïncident pas a priori avec les didascalies concernant les ” décors ” dans Quai Ouest.
Une parole intime, adressée directement au partenaire ou parfois au public, très proche, comme dans un espace familier. Un espace créé par la parole elle-même et la distance qu’elle invente avec la réalité. Les personnages, aussi monstrueux qu’ils nous apparaissent, nous sont alors très proches, parfois même ils nous ressemblent.
Nous allons donc travailler dans un espace de 10 mètres sur 10, qui accueillera acteurs et spectateurs dans une même installation pour une confrontation en temps réel dans l’ici et maintenant de la représentation.
Le travail sur la lumière inventera les espaces concrets du langage, comme des miradors empêchant toute fuite de cet endroit qui n’existe pas.
Enfin, la rencontre de deux musiciens, français et burkinabé, nous ramènera à cette exigence de Koltès d’une présence physique et permanente de l’Afrique, continent à la dérive que nous laissons mourir, indifférents et monstrueux.
Autour de Quai Ouest : ” Une part de ma vie “
Lecture spectacle à partir des interviews de Bernard-Marie Koltès publiées dans ” Une part de ma vie ” aux Editions de Minuit.
Le personnage ” Koltès ” reste une énigme dans l’histoire de l’écriture contemporaine. Les interviews rassemblées dans ” Une part de ma vie ” tentent de dévoiler une partie du mystère dans une illusoire chronologie de son travail artistique.
La lecture de ces interviews explorera ce mystère dans un jeu d’approche et de découverte de ce personnage emblématique du théâtre. L’histoire du théâtre est faite de dépossession : de l’auteur au metteur en scène puis de l’acteur qui s’approprie la langue et la cède au spectateur qui en sera le dernier dépositaire. C’est de cette dépossession qu’il est ici question ; de l’écriture à la répétition en passant par la première lecture pour aboutir au jeu et à la confrontation au public.
Des mots d’aujourd’hui, joués par des acteurs d’aujourd’hui pour des spectateurs d’aujourd’hui.
C’est cette histoire que nous allons raconter avec l’exploration de ce qu’est l’incarnation progressive du texte par l’acteur. Cette incarnation qui est la véritable naissance du texte, libéré du désir de l’écrivain et rendu à sa vocation d’un jeu du mentir vrai avec le public. Une parole qui s’incarne et qui s’invente un espace, un rythme, une énergie, une forme.
Cette ” vraie fausse ” interview de Koltès sera proposée comme un impromptu dans des lieux non théâtraux, comme une première confrontation à cette écriture étrange, comme une entrée possible dans l’utopie d’un théâtre qui cherche sa survie dans la spécificité d’un rapport différent au public.
Les interviews contradictoires de Koltès que nous ferons entendre résonnent comme une ” anti-leçon de théâtre ” pour des non spectateurs qui ne veulent plus recevoir de leçons, fussent-elles artistiques ou culturelles.
Avec :
Cédric Duhem
Elisabeth Legillon
Aude Denis
Olivier Chantraine
Philippe Peltier
Manibi Koné
Stéphanie Cliquennois
Nicolas Cornille
Mise en scène : Vincent Dhelin
Lumière : Annie Leuridan
Musique : Frédéric Tentelier
Coproduction : Le Vivat, scène conventionnée d’Armentières