Au Creux des Nuages

Court métrage théâtral de Aude Denis et Olivier Menu.

« Tous ceux qui vivent après Auschwitz, en particulier dans des pays occidentaux, portent Auschwitz dans leur histoire, celle de l’Europe, si bien que nous tous, même ceux qui sont nés plus tard, sommes en quelque sorte, des survivants de l’holocauste. »

Ruth Klüger in La mémoire dévoyée : Kitsch et camps

Au creux des nuages est l’aboutissement de cette volonté, non pas de faire un spectacle sur la Shoah mais d’incarner ce voyage, avec des matériaux hétéroclites : des mots, des images, des objets, etc.

Spectacle crée en 2001 au Vivat d’Armentières.

Parler de la Shoah était au départ un projet fou, c’est au final un épatant spectacle. La Voix du Nord

A l’issue d’un voyage à Auschwitz,Olivier Menu et Aude Denis ont imaginé un travail de recherche sur le plateau, qui leur permettrait de raconter cette expérience particulière. En avril 2001, ils ont ainsi ébauché leur exploration sous la forme d’un court métrage théâtral.

Un couple de conférenciers

Le rêve d’une conférence déjà commencée.
On a oublié le sujet. Ou on a peur de le nommer.
Ca commence donc plutôt mal pour eux.
Lui est peut-être déjà là, essayant de meubler le temps,
elle est en retard.
Ils n’ont pas l’air de savoir ce qu’ils doivent dire, ce qu’ils doivent faire,
ni même de savoir où ils sont.
Ils sont embêtés par ce dérapage du réel, qu’ils essayent tant bien que mal de prendre à la légère.
Il semble qu’ils aient perdu la mémoire.
Mais à force de vouloir la retrouver, ils vont finir par se prendre les pieds dedans…
Un couple d’amnésiques qui s’ignorent,
en somme.
Ils se retrouvent à être, là.
Dans un rêve.
A balbutier des instants de présence.
A laisser échapper des indices de leur inconscient.
A retrouver les traces de ce qu’ils devraient dire.
A passer du souffle au corps, du monde à la danse, du couple à « mein Kampf, de la nuit au silence, de l’attente à… »
Car leur rêve est peut-être un puits sans fond…

 

« Nous sommes au-delà des mots, maintenant. »
Abraham Lewin

 

Je ne sais pas vraiment pourquoi.

Un jour, j’ai répondu à la petite annonce d’une association qui proposait un pèlerinage à Auschwitz-Birkenau.
J’ai donc entamé ce voyage d’hiver avec des survivants et leur famille, avec ma fiancée aussi, dans l’autre sens, sur les traces tragiques de l’histoire de la vieille Europe.
Je me suis souvenu alors d’un jour d’été, j’étais petit, mon père nous emmenait au camp alsacien du Struthof.
Aujourd’hui j’étais là, un peu submergé, à essayer d’imaginer, à écouter Maxime et Albert sur le lieu de leur déportation, à suivre l’ombre de Léon, compagnon du colonel Fabien, à songer aux engloutis, aux « musulmans » comme on disait, comble d’ironie dans ce plus grand cimetière juif du monde, et à constater que les traces disparaissent de jour en jour.
Curieusement, le jour du dépôt de gerbe, partageant l’énergie débordante de Déborah et le rire de M. Benamou, mes pensées allaient aussi vers cette survivante de Vukovar qui disait que l’art est la mémoire de la destruction ; aussi vers cette femme juive du ghetto de Vilnius qui faisait du théâtre avec des petites poupées de mie de pain ; aussi vers ces mannequins nus qu’évoque l’écrivain Charlotte Delbo, aussi vers cette jeune fille qui trouvait une consolation dans les vers qu’elle savait par cœur, « Et mon âme largement déployait ses ailes »…

Je songe souvent à ce voyage.

Je suis même retourné là-bas, avec d’autres gens.
Avec Henri et Simon, survivants eux aussi, j’ai erré dans d’autres lieux, Treblinka, Sobibor, essayant de capturer quelques images du présent ; et puis, j’ai pensé qu’il était temps de faire quelque chose, par exemple un spectacle de théâtre, en souvenir de ces disparus devenus présents dans notre mémoire.
Eux qui ont maintenant une tombe. « Au creux des nuages. »

Ce sera le titre.

Olivier Menu – 07 avril 2004

 

Quelques pensées autour du travail

« Je pense à cette femme juive qui dirigeait un théâtre dans le ghetto de Vilnius. Oui, un théâtre. Prenant sur sa ration de pain de chaque jour, elle pétrissait et modelait de petites poupées de mie. Et tous les soirs, cette femme affamée animait ces apparitions nourrissantes, faisant entrer ses acteurs de pain sur son théâtre minuscule, devant des dizaines de spectateurs affamés comme elle et comme elle promis au massacre. Tous les soirs, jusqu’à la fin. »

Ariane Mouchkine in Théâtre en France

« Adossés au mur, collés comme des brebis, l’un à l’autre afin d’avoir un peu plus chaud, nous nous balancions sur un rythme lent : un mouvement à gauche, un mouvement à droite, en murmurant en cadence un refrain triste et monotone.

Au réveil, tu comptes les morts autour de toi : un… deux… trois… dessous… sur le côté… Dans la pièce où on se débarbouillait, d’autres cadavres empilés le long des murs, car il est impossible de les brûler tout de suite. Pendant l’hiver, tout raides, comme congelés, ils te tiennent compagnie. Une couche de têtes sur le devant et au-dessus, une couche de jambes qui dépassent.

Ma pensée travaille, elle œuvre d’une manière nouvelle. Plus guère la moindre place pour quelque logique. Nul sentiment de pitié à l’égard de ces morts.
Ils ne sont plus que des objets, demain nous serons à leur place.
Cette cohabitation avec eux dédramatise le contact : tout devient normal. Une vie de tous les jours où, comme dans un brouillard, ombres et fantômes bougent.

J’agis ainsi qu’un somnambule, qu’un esclave, qu’un automate, en acceptant ce théâtre irréel, cette absurdité totale comme une chose désormais inéluctable. »

Zoran Music in « Nous ne sommes pas les derniers », 1948